15 nov. 2014

Les émotions au travail : ennemies à combattre ou énergie à exploiter? Revue L'express 02/07/2012

C'est une question semble-t-il ancienne sur le plan de la recherche scientifique qui pour autant alimente la chronique comme le souligne l'intitulé de l'article de la revue L'express du 02/07/2012. Elle est un sujet de recherches, d'intérêt et de curiosité faisant l'objet de nombreux écrits, scientifiques ou non.

Ce titre de périodique "ennemies à combattre ou énergie à exploiter" a été le fil rouge de la recherche bibliographique conduite, et pour moi l'occasion de tenter de comprendre les raisons de cette perception de dualité. Certaines émotions sont perçues comme négatives, d'autres positives alors si tel est le cas selon quels critères?  Et au delà des critères selon quelles valeurs? Selon les cultures, les valeurs et perceptions sont-elles identiques?

Les différences de cultures et cultures organisationnelles des entreprises reposant sur des valeurs affichées permettent-elles de répondre à cette interrogation?

Dans un souci de respect du copyright, les propos des auteurs cités seront mentionnés entre guillemets "", le reste vous l'aurez deviné ne sont qu'élucubrations et commentaires personnels.      

Si la relation entre l'expression des émotions et la mise en oeuvre de comportements rationnels (prise de décision) est admise et scientifiquement démontrée (Antonio Damasio, 1994), les croyances persistent dans l'inconscient collectif. Les différentes théories de l'émotion ont révélé que, loin d'être un phénomène irrationnel, l'émotion a un rôle fonctionnel : elle nous aide à mieux nous adapter, communiquer et décider (C. Haag, 2009).

Viviane Dubos (VD), Psychologue et Maitre Praticien en PNL, interrogée en 2004 sur le thème,
"Les émotions ou la place du quotient émotionnel au travail ?" répond à la question,
"Dans le contexte de l'entreprise, quel crédit accorder à nos émotions?"
VD : "Beaucoup de tort dans le contexte d'entreprise est attribué à nos vulnérabilités émotionnelles. Il est clair que les grains de sable dans la machine bien huilée sont du ressort des émotions humaines : anxiété, trac, peur d'échouer, jalousies, rivalités, coups de gueules, etc. Cependant il est difficile d'imaginer une entreprise fonctionnant sans les moteurs que sont la motivation, la capacité de gérer l'incertitude, l'écoute, l'enthousiasme, l'esprit d'équipe et le sentiment d'appartenance.
L'émotion a toujours été d'actualité dans l'entreprise et le restera"(lien vers l'interview complet, http://www.capap.com/news/interview2.pdf.)

Le prolongement du titre de la revue l'Express (2012) "Ennemies à combattre ou énergie à exploiter ?" est quant à lui révélateur. Les émotions ont-elles le droit de cité dans les entreprises?

Pour lever les doutes et interrogations, j'ai imaginé le prisme des questions suivantes
De l'intérêt de l'expression des émotions au travail? 
Valeurs individuelles, Cultures, Cultures organisationnelles d'entreprise sont-elles des freins à l'expressions des émotions? 
Existe t-il un climat émotionnel en entreprise? 



1 - De l'intérêt de l'expression des émotions au travail?

1994Antonio R. Damasio, dans son ouvrage "L'erreur de Descartes" écrit,
"Je suggère seulement que, par certains côtés, la capacité d'exprimer et ressentir des émotions est indispensable à la mise en oeuvre des comportements rationnels. Et lorsqu'elle intervient, elle a pour rôle de nous indiquer la bonne direction, de nous placer au bon endroit dans l'espace où se joue la prise de décision, en un endroit où nous pouvons mettre en oeuvre correctement les principes de la logique. Dans un certain nombre de circonstances de la vie, nous devons agir dans des domaines où règne l'incertitude, la capacité d'exprimer et ressentir les émotions, de concert avec les mécanismes  physiologiques cachés qui la sous-tendent, nous aide à accomplir cette tâche redoutable consistant à prévoir un avenir incertain et à programmer nos actions en conséquence"

1995B. E . Ashforth et R. H. Humphrey publient dans la revue Human Relations, Emotion in the Workplace: A Reappraisal.
"L'émotion est considérée comme l'antithèse de la rationalité et de fait péjorative. Seules certaines émotions sont jugées socialement acceptables conduisant à la coexistence de différents moyens de régulation de leurs expressions, Neutralizing, Buffering, Prescribing, Normalizing.
Nous défendons l'idée qu'émotion et rationalité sont indissociables et sont parties intégrantes de la vie d'une organisation tant sur le plan de la motivation, du leadership que de la dynamique de groupes.

2009, sous la direction de D. Sander et K.R. Scherer (Edition Dunod), parait l'ouvrage,  Traité de psychologie des émotions, un chapitre entier est consacré à la question des émotions dans le monde de l'entreprise et du travail sous la plume de Véronique Tran. Il y est question de satisfaction au travail et un plaidoyer en faveur des émotions dans l'entreprise est développé.

"Pour Pekrun et Frese (1992), le travail peut être considéré comme une des principales sources de la vie émotionnelle des êtres humains. Les émotions sont les déterminants essentiels du comportement et de l'accomplissement au travail et, par conséquent, les émotions influencent probablement en profondeur le climat social et la productivité des entreprises. Dans leur classification, les émotions au travail sont caractérisées par deux dimensions, la valence (positive ou négative) ou le focus (les émotions exprimées vis-à-vis de la tâche, comme je m'ennuie à faire cela, ou celles exprimées vis-à-vis d'autrui, comme j'envie mon collègue d'avoir eu une promotion et pas moi). Ils ont identifié l'anxiété, le désespoir, la tristesse, la culpabilité et la honte comme des émotions négatives exprimées vis-à-vis de la tâche et avec une valence négative. L'inquiétude, la jalousie, la peur ou encore le mépris seraient des émotions négatives dirigées vers autrui.
Pour Fineman (1993), les émotions font partie intégrante de notions, telles que l'ordre et le désordre social, les structures, les performances, le succès ou l'échec, le conflit, l'influence, la conformité, les intrigues, le pouvoir, etc. Les entreprises sont des lieux où des émotions comme la peur, le mépris, la jalousie, la fierté, la joie, l'enthousiasme sont constamment présentes.
Basch et Fisher (2000) ont identifié,
- 3 principales sources d'émotions positives à l'origine de, par exemple, la joie, la fierté ou le soulagement, à savoir : la réussite des objectifs, la reconnaissance et des agissements de leurs collègues.
- 3 principales sources d'émotions négatives, à l'origine de, par exemple la colère, le dégoût ou la tristesse, à savoir : des actions de la part des collègues, des agissements de leurs supérieurs (encadrement) et des problèmes liés à la tâche.


Les émotions et les conséquences de leurs expressions en entreprise vues sous l'angle Bénéfices/Risques.

"Elles peuvent être regroupées en quatre classes, les émotions d'accomplissement, les émotions d'approche, les émotions de résignation et les émotions antagonistes.

Les émotions d'accomplissement
Fierté, Exaltation, Joie, Satisfaction
Les comportements associés, exubérance, expansion, excitation, affirmation de soi, la créativité
Bénéfices pour l'individu et le groupe : augmentation de l'ego et de l'identité du groupe, augmentation de la créativité et de la confiance en soi, volonté de célébrer avec les autres.
Risques pour l'individu et le groupe : Arrogance, ralentissement de la performance intellectuelle, manque d'analyse, concentration en baisse.

Les émotions d'approche
Soulagement, Espoir, Intérêt, Surprise
Les comportements associés, vigilance, engagement, prêt à augmenter l'effort si nécessaire, énergie, excitation, apprentissage.
Bénéfices pour l'individu et le groupe : regain d'énergie avant de passer au prochain projet, amélioration de la créativité et la curiosité, acquisition de nouvelles compétences, persistance dans toutes les tâches même les pénibles, contribution à la gestion efficace des événements soudains.
Risques pour l'individu et le groupe : manque d'énergie, retrait, dispersion de l'énergie et de l'attention, si surprise suivie de peur, alors risque de panique.

Les émotions de résignation
Tristesse, Peur, Honte, Culpabilité
Les comportements associés, retrait, résignation, évitement, méfiance, se protéger, se cacher, excuses, actions réparatrices.
Bénéfices pour l'individu et le groupe : possibilité de s'ajuster aux nouveaux événements, renforcement des liens sociaux et du soutien, réunification du groupe, restriction du comportement agressif, penser prudemment aux risques, encouragement à la réconciliation et à l'empathie.
Risques pour l'individu et le groupe : sens de l'échec comme si rien ne pouvait fonctionner, vision limitée, se bloquer, sentiment d'isolement, rumination.

Les émotions antagonistes
Envie, Dégoût, Mépris, Colère
Les comportements associés, mobilisation, attaque potentielle ou réalisée, agression indirecte, mépris, agression verbale ou symbolique, comportement passif ou agressif.
Bénéfices pour l'individu et le groupe : effort à encourager l'amélioration de soi ou de l'équipe, renforcements des valeurs de l'équipes, maintien de la conformité du groupe.
Risques pour l'individu et le groupe : A terme ces émotions peuvent empoisonner les relations avec les collègues, risque de rejet par le groupe, préjudice à l'encontre d'un autre groupe, en cas d'attaque désapprobation sociale ou préparation à la vengeance".

2009, C. Haag et H. Laroche publient dans la revue Management, "Dans le secret des comités de direction, le rôle des émotions: proposition d'un modèle théorique.
Le modèle de contagion émotionnelle (MCE) place le management des émotions comme facteur de performance au sein du comité de direction. Le MCE articule l'intelligence émotionnelle du dirigeant et sa communication verbale en situation problématique". 


2 - Valeurs individuelles, Cultures, Cultures organisationnelles d'entreprise sont-elles des freins à l'expression des émotions?

1983, Modèle de Quinn et Rohrbaugh "Competing Values Framework", associé au Modèle des valeurs de Sh. Schwartz (1987)  

Le modèle de Quinn et Rohrbraugh décrit les dilemmes organisationnels selon deux dimensions liées à l'efficacité, (1) Flexibilité/Contrôle, (2) Relations/Résultats.
4 types de cultures sont identifiées.

1- Collaborateurs, objectif long terme: le développement des personnes (Flexibilité + Relations).
2- Organisateurs, objectif long terme: la stabilité (Contrôle + Relations).
3- Compétiteurs, objectif long terme: la productivité et l'efficience (Contrôle + Résultats).
4- Innovateurs, objectif long terme: la croissance et l'acquisition de ressources (Flexibilité + Résultats).


Pour certains le Modèle de Quinn associé au Modèle des valeurs de Schwartz relie cultures d'entreprise et valeurs individuelles (VI), quelques exemples.
1- Collaborateurs, VI: Responsabilité, Altruisme, Indulgence, Fidélité, Harmonie, Justice Sociale.

2- Organisateurs, VI: Discipline, Honneur, Respect, Humilité.

3- Compétiteurs, VI : Autorité, Réputation, Reconnaissance, Succès, Ambition, Influence, Compétence. L'organisation est radicalement orientée résultats, les salariés se voient fixer des objectifs ambitieux.

4- Innovateurs, VI: Créativité, Curiosité, Autonomie, Indépendance, Audace, Excitation, Changement.
Les innovateurs laissent une grande place à l'expérimentation et par conséquent à la prise de risque et l'erreur calculée, ceci contribuant à créer une organisation agile s'adaptant rapidement aux changements de son environnement. Réussites et échecs sont assumés. Il n'y a pas d'échec juste un feedback qui permet d'apprendre et de rectifier. L'erreur est une étape sur le chemin de la réussite.


Sous l'angle des valeurs individuelles et celles affichées par l'entreprise, il est possible d'imaginer l'existence de cultures "intermédiaires" même si toutefois le dilemme décrit par Quinn et Rohrbraugh persiste en toile de fond. Quelques unes des caractéristiques distinctives des types "Compétiteurs" et "Innovateurs"sont publiées par R. Poupart et Brian Hobbs dans l'ouvrage : Pouvoir et Cultures Organisationnels, 1991, Volume 4.

"Les cultures organisationnelles "Compétiteurs" et "Innovation" décrites par Quinn et Rohrbaugh sont définies respectivement comme "Professionnelle"et "Entrepreneuriale".
Critère de succès
"Compétiteurs" : Développement et protection de l'expertise.
"Innovateurs" : Satisfaction du client.

Préoccupation majeures
"Compétiteurs" : Savoir, Savoir-faire et définition des frontières métiers/fonctions.
"Innovateurs" : Exploration, Flexibilité.

Division du travail
"Compétiteurs" : Frontières métiers/fonctions.
"Innovateurs" : Polyvalence.

Circulation de l'information
"Compétiteurs" : Intra-métiers/fonctions contre Inter-métiers/fonction.
"Innovateurs" : Libre, essai et erreur.

Base de pouvoir
"Compétiteurs" : Compétences, Expertise.
"Innovateurs" : Succès commercial."

Les différences de valeurs entre cultures préfigurent la complexité d'établir un changement de culture.
Nous conviendrons qu'il ne suffit pas d'édicter un changement de culture pour que celui-ci s'opère ou  de définir modèle de valeurs pour que chacun s'y identifie.


2009, C. Haag et H. Laroche, publient dans la revue Management, "Dans le secret des comités de direction, le rôle des émotions: proposition d'un modèle théorique.
"L'organisation est une toile sociale tissée de liens émotionnels entre les employés (Rafaeli, 1996). Lorsque les individus parlent "boulot", leurs conversations s'articulent dans 90% des cas autour des autres (les collègues, les clients, les supérieurs) et des relations émotionnelles qu'ils entretiennent avec eux (Sandelands & Boudens, 2000). Ashforth et Kreiner (2002) ont cherché à comprendre comment l'organisation pouvait contrôler les expressions émotionnelles des employés. Selon eux, les émotions jugées inacceptables ou trop intenses comme la colère et le dégoût sont proscrites car elles menacent le statu quo. C'est principalement la culture organisationnelle de l'entreprise qui autorise ou non l'expression de certaines émotions (Ashforth et Humphrey, 1993)".


3- Existe t-il un climat émotionnel, ou une culture émotionnelle en entreprise?

2009, C. Haag et H. Laroche, Dans le secret des comités de direction, le rôle des émotions: proposition d'un modèle théorique:
"Traditionnellement, le climat émotionnel est défini comme un comportement de groupe caractérisé par une émotion dominante (Scherer & Tran, 2001; Tran, 1998) qui est partagée par tous les membres d'un même ensemble. Comme en témoignent les classements publiés dans Fortune, des entreprises où "il fait bon travailler", les individus choisissent la manière dont ils veulent se sentir et s'émouvoir au travail. L'idée de climat émotionnel est attribuée à De Rivera (1992), qui l'a appliquée au niveau sociétal. Les études ayant transposé le concept au niveau de l'entreprise montrent que le climat émotionnel peut être une source de performance influençant la créativité et les processus d'apprentissage organisationnel (Tran, 1998). Les climats émotionnels deviennent très vite des marqueurs d'identité organisationnelle, qui différencient les entreprises d'un secteur à un autre. Par ailleurs, l'entreprise présente souvent diverses poches climatiques c'est à dire des endroits (unités, département) où les membres de l'organisation ne vivent pas le même climat émotionnel. C'est pourquoi l'analyse du climat émotionnel est fréquemment portée à des niveaux plus "micro" comme le département ou l'équipe (Andreson et West, 1998; Haag, 2004, Payne, 1990). S'il existe des différences d'ordre climatico-émotionnel entre les entreprises et à l'intérieur entre les unités qui les composent, il existe aussi des différences entre des types de métiers, certains étant plus émotionnels que d'autres, indépendamment de l'entreprise où ils sont exercés.



En conclusion

L'ensemble des publications citées tendent à démontrer qu'il ne fait aucun doute quant à l'intérêt des émotions et de leurs expressions en entreprise, tant sur le plan des motivations individuelles, du leadership et de la dynamique de groupe et de facto de la performance associée.

Leurs expressions sont,
- motivées par nos propres croyances, nos valeurs individuelles,  celles affichées ou piliers de la culture organisationnelle de l'entreprise et l'interprétation que nous nous autorisons d'une situation ou déclencheur donné.

C'est sous l'angle de la balance Bénéfices/Risques d'une émotion que la question de la pertinence de leurs expressions se pose. Certaines sont plus aidantes que d'autres et dans un contexte donné, il y a toujours un revers à la médaille.

De la perception au comportement, le processus émotionnel suit différentes étapes

1 - Un stimulus externe (ce que je perçois de la situation).
2 - Une interprétation selon mes critères, croyances ou valeurs (l'évaluation/sens que j'en ai).
3 - L'émotion ressentie (en fonction du sens que je lui ai attribué).
4 - Le comportement résultant (ce que je fais en cohérence avec les étapes 1, 2, 3).

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L'entreprise est une agrégation de micro-climats émotionnels pouvant être sources de performance en influençant la créativité, la prise de risque ou l'audace nécessaire aux changements.